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Le tombeau des frères de Werd
oeuvre de Wölflin de Rouffach - par Julien Louis

Dans la chapelle orientale de Saint-Guillaume, un tombeau double, composé de deux monuments superposés, frappe le visiteur. L’identité des défunts est immédiatement lisible, inscrite sur chaque dalle : au-dessus, Ulrich de Werde (mort en 1344) et en-dessous, son petit frère, Philippe (mort en 1332). Après une observation plus attentive, une troisième inscription intrigue, gravée le long de l’épée d’Ulrich de Werde : «Meister Wolvelin von Rufach ein Burger zu Strasburg der het dis Werk gemaht », « Maître Wölflin de Rouffach, bourgeois de Strasbourg, celui qui a réalisé cette œuvre ». Wölflin de Rouffach est mieux connu par deux actes, l’un de 1341 par lequel il achète une demeure à Strasbourg, près de l’Hôpital, et le second de 1355, lorsque cette même maison est vendue par ses filles. Ces deux mentions évoquent une activité importante sur le chantier de l’église Notre-Dame de Rouffach, dont des éléments, en façade, peuvent être rapprochés de son œuvre ; il a en outre signé une autre sculpture, le gisant d’Irmengarde de Bade, dans l’abbaye de Lichtenthal à Baden-Baden. Ainsi, Wölflin ouvre, en Alsace, l’histoire des artistes : il est le premier, hors les architectes, pour lequel nous puissions associer avec certitude une œuvre et un nom.

Philippe de Werde a embrassé la carrière ecclésiastique et est entré dans le chapitre de la cathédrale, composé exclusivement de membres de la haute aristocratie. Il est représenté avec les attributs de sa dignité ecclésiastique, les mains jointes sur la poitrine, et sa tête repose sur un coussin à glands ; deux angelots émergeant de nuées étendent un linge sous (ou derrière) le défunt. L’attribution du gisant à Wölflin, fondée sur l’analyse stylistique, n’est guère contestable ; la comparaison avec le gisant d’Irmengarde de Bade est tout à fait probante. Il semble néanmoins plus ancien : les draperies tombent de manière verticale et uniforme, artificiellement animées, les yeux sont des amandes gravées sur des globes excessivement saillants ; l’hypothèse la plus vraisemblable reste une datation dans la décennie 1330, peu après le décès de Philippe. Œuvre de jeunesse donc, et pourtant, déjà maîtrisée : les visages évoquent ceux des statues du portail de Niederhaslach, légèrement antérieures, mais avec tant de différences qu’on perçoit immédiatement l’affirmation d’un style autonome. Un style qui intègre des sources plus lointaines : le genou gauche légèrement surélevé, Philippe adopte la position de Louis de France (décédé en 1260), sur son tombeau aujourd’hui à Saint-Denis. Mais quelle rupture pourtant, avec le gisant d’Ulrich. Landgrave de Basse-Alsace, un temps landvogt, celui-ci est aussi grand chambellan et grand panetier de l’évêque de Strasbourg et seigneur des fiefs mouvants de l’abbaye de Murbach. Pourtant, il est incapable d’assumer le train de vie de sa caste : en 1331-32—soit peu avant la commande du tombeau de son frère—Ulrich vend certaines perles de son domaine, puis enfin le landgraviat tout entier. Il transmet un patrimoine en lambeaux à son unique fils, Jean III (mort en 1376), le dernier des Werde. Son tombeau tend tout entier à affirmer le contraire.

L’armement du chevalier, privilège et emblème, est détaillé avec une méticulosité obsessionnelle, l’épée, l’élément le plus symbolique, est posée au-devant du spectateur, les couleurs familiales sont frappées sur l’écu aujourd’hui détruit, sur la cotte d’armes, le cimier et la tranche de la dalle, les éperons, perdus, étaient complètement détachés et relevés de jaune… Une à une, ces armes évoquent les pièces d’honneur, autant de trophées présentés sur la dalle ; celle-ci, devenue autonome, surdimensionnée, acquiert le statut d’un élément indépendant, à égalité avec le gisant. Mais la méticulosité de la représentation s’arrête là ou l’image n’est plus celle des attributs : les mains boudinées semblent être dépourvues d’ossature, le visage a un caractère inexpressif. En contradiction avec le réalisme des détails, le corps ne repose pas sur une dalle; au contraire, il semble suspendu au-dessus d’elle. Les quelques reste de la polychromie laissent deviner l’éclat de ce contraste : la cotte d’arme était rouge et blanche, couleurs du landgraviat, et la cotte de maille prenait une teinte sombre, d’un gris presque noir. La réalisation de ce moment s’inscrit dans un contexte de crise politique.

En 1332, lors d’un coup d’Etat, artisans et bourgeois ligués prennent de concert un certain nombre d’initiatives, d’abord dans des domaines jusque là spécifiquement aristocratiques. Philippe meurt cette même année, alors que la corporation des Bateliers, fondée l’année précédente, s’installe dans l’église Saint-Guillaume, choisie comme paroisse de rattachement. Mais l’aristocratie ne cesse de nourrir des espoirs de reconquête du pouvoir. Jusqu’alors, celle-ci usait d’un modèle d’effigie funéraire directement hérité de l’époque carolingienne et imperméable aux évolutions sociales. Avec un petit groupe de gisants des décennies 1330-1340, et auquel appartient celui d’Ulrich, elle choisit au contraire les valeurs de la chevalerie. Cette affirmation tient toute entière dans les mains d’Ulrich : le défunt est représenté saisissant de la main gauche une courroie de cuir, geste précieux qui évoque directement celui, très répandu, des personnages retenant la cordelière de leur cape, thème plastique associé aux idéaux courtois. Mais cette affirmation n’a été exprimée que dans la crise : si l’individu apparaît, c’est comme défunt ; la main droite, inerte, retombe sur la dalle. La dalle de Philippe se présente aujourd’hui au niveau du sol, sous la dalle de son frère Ulrich. Deux lions relient les deux éléments, mais ceux-ci sont très mal adaptés à leur fonction : leurs bases, inégales, dépassent largement et la représentation de Philippe a été partiellement bûchée pour permettre leur installation. Le monument ne doit donc pas être considéré comme homogène. Selon toute vraisemblance, le gisant de Philippe était à l’origine disposé sur ces deux lions. La dalle d’Ulrich étant plus large que celle de Philippe, il a fallu, pour l’installer, recreuser l’enfeu et construire un nouvel arc. La peinture murale a été redécouverte en 1876. On en devine encore de nombreuses traces, celle d’une dormition de la Vierge, représentée au centre, allongée, entourée des apôtres et de son fils. Aux coins, les donateurs sont figuré à genoux et sous l’arc, des anges encadrent la scène. Mais elle est datée du début du XVe s. ; à cette époque, seul l’abbé a pu commander cette nouvelle réalisation, ce nouvel aménagement dans lequel se retrouve les deux frères. Des décennies après leurs décès, ils restent le symbole de l’identité initiale du monastère, celle d’une fondation purement aristocratique.

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